HYPOTHESE SUR SUBJECTILES
Soit une hypothèse de lecture : tout se passe, chez Imed Jemaïel, comme si ses œuvres ne se succédaient pas, mais coexistaient. Parce qu’il s’obstine depuis une quinzaine d’années dans des voies buissonnières, sa démarche paraît en proie à une ou deux obsessions au moins. Il troque d’un côté la lisibilité scripturaire de ce qu’il griffonne pour une visibilité plastique ; et dans ce troc, il opte pour la jouissance du geste contre l’économie de la forme. Mais d’un autre côté, il s’applique à une fascinante et redoutable besogne : chercher, presque à son corps défendant, à parfaire l’informe. On ne saurait gager laquelle de ces deux obsessions se nouera le mieux autour de l’autre.
Les seize œuvres composant ces Archipels d’encre sont des tableaux. Mais ces tableaux sont moins des supports d’images que des subjectiles dont l’exploration relève en droit de l’infinitésimal. Face aux toiles qu’il tend comme autant de pages agrandies à hauteur d’homme, Imed Jemaïel tente une série de gestes qu’à première vue on aurait tendance à considérer comme inconciliables. Lester la toile de rouge guillotine par ici, de jaune citron ou de bleu schtroumpf par là, tout en laissant dégouliner un peu de rose aux alentours : loin de renvoyer l’artiste à ses pinceaux, les couleurs s’éjectent ici sur le mode des drippings précoces. Les giclés de peinture qui se déposent sur le subjectile, parfois sous forme de poudroiements auxquels Imed Jemaïel, muni de son stylo à chargeur acrylique, vient fournir une sorte de cernes noires irrégulières, ces giclés prennent l’allure des nébuleuses ou des voies lactées, si ce n’est celle, organique, des animalcules de la biologie naissante. L’opération suivante consiste à dérouler, en fonction de cette liquéfaction colorée, une sorte de paysage tressant des tranches de palimpsestes dont les latitudes rappellent qu’ici, l’écriture renonce à l’adresse mais n’oublie pas plus les repentirs que les biffures. Et c’est à chaque fois une composition punctiforme, resserrée sur elle-même ou éclatée, qui voit le jour, mais engageant constamment un double mouvement : centrifuge, pour déjouer avec un regard rapproché la lisibilité compromise ; centripète, grâce à une distanciation du même regard pour recentrer la visibilité cryptée du tableau.
Nul doute que cette curieuse opération donne aux Archipels d’encre la précision méthodique d’une démarche réfléchie et l’insistance d’une sismographie aléatoire dont la description ne saurait se cantonner au clair et au distinct. Si, en un sens, l’œil est forcé ici à devenir devin, il jouit des précisions folles, parfois ornées d’or et prêtes à prendre leur vol dans la géométrie confite des compositions, comme des petits riens, mine de rien chus sur la réserve quadrilatère du tableau. On ne s’attardera pas sur ce que ce régime de faire emprunte aux marginalia ou à la poïétique chinoise. La singularité du geste vient ici de ce qu’il prend valeur de ressassement comme la démarche elle-même.
Le doute vient cependant que la différence entre les deux dimensions, méthodique et aléatoire, tienne à peu de chose, et que la composition et l’encadrement puissent échanger leurs effets. Sous les nattes spontanées qui émiettent certaines compositions, l’effet de champ pervertit l’écriture : les croisements des lignes comme leurs embranchements à l’intérieur d’espaces ménagés forment un illisible radical. Sous les lilliputiennes minuties d’autres compositions focalisées, cette illisibilité gagne en variations à mesure que l’écriture y laisse place à l’épanouissement organisé de motifs iconiques, floraux ou végétaux, venant à s’apparenter entre autres aux idéogrammes maya. Sans pousser trop loin l’analogie, on pourrait voir dans ces combinaisons d’écriture feinte et d’ornements sinueux en constant relais, autre chose que des trouvailles formelles. Il faudrait y lire le principe d’un lyrisme graphique qui ne dit pas son nom. L’évolution de la démarche d’Imed Jemaïel, dans Archipels d’encre, serait peut-être à l’image de ce principe : elle procède par retour sur elle-même, scellant à la fois sa capacité de renouvellement et de rupture.
Adnen Jdey