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AU DELA DU TEXTUEL, OU LES PAGIGRAMMES D’IMED JEMAIEL par Nadia JELASSI

AU DELA DU TEXTUEL, OU LES PAGIGRAMMES D’IMED JEMAÏEL

par Nadia JELASSI

Pour dépeindre leurs personnages, certains auteurs procèdent par description de leur physionomie, de leurs traits de caractère ou encore par la restitution littéraire de leur dessein ou pensée. Si par jeu ou par recherche du plaisir du contexte, je devais me prêter à ce genre d’exercice, j’userais en premier lieu non des attributs physiques de l’individu à décrire, mais des objets consumés par celui-ci. Il est, en effet, quelques objets qui semblent définitivement scellés au corps d’une personne générant par ce lien unique des gestes spécifiques voire des substances quasi organiques. Imed Jemaiel n’est pas un personnage de roman mais un ami et complice depuis presque voilà trente ans maintenant. Si l’on devait déplier nos souvenirs scripturaux communs, l’on pourrait en extraire des milliers de phrases, des centaines de feuillets, des millions de mots imprimés mais également et peut être surtout des mots en noir manuscrits, alignés sur page blanche. Feuilles de papiers prédécoupés en format A4 et stylos à la pointe bien choisie constituent à mes yeux, du moins avant l’exploration récente d’autres traceurs et supports tels que les stylos à chargeur acrylique et la toile de coton ou

Imed Jemaiel, Dessin sur papier, 28,7 x 21 cm, 2010
Imed Jemaiel, Dessin sur papier, 28,7 x 21 cm, 2010

de lin, la première famille d’objets intimes présentifiant au mieux l’artiste et distinguant son approche scripto-plastique. A portée de mains, de transport aisé, ces objets lui permettaient en tout temps et en tout lieu, urbi et orbi, de faire la jonction entre le décodable, dérivé de scriptura, et l’illisible, natif du graphein.

Son propre texte comme pré-texte

Imed Jemaïel est un dévoreur de textes, un vorace de l’écrit et un gourmet du mot et du trait. Conquis depuis l’enfance par l’esthétique de la feuille blanche, curieux du grain du papier et des encres, il s’est mu au fil des épreuves d’artiste et d’état, dans le théâtre de l’atelier de gravure ou dans d’autres parages et voisinages en fin gastronome de la page manuscrite. En biais des ouvrages dédiés à la cuisine, en puisant dans leur vocable, dans un clin d’œil au palais averti de l’artiste, j’énoncerai que ses épices et ingrédients si singuliers sont calligraphiés dans les recueils du noir et de ses noix de blancs, dans les cahiers de la ligne et de son bouquet garni d’interlignes, dans les albums du graphe clarifié souvent de paragraphes, sans négliger les livres des marges et des bordures, arômes naturels de la page et de son écriture. Assis, stylo à la main,  I. Jemaïel désécrit son propre manuscrit. Dans les méandres du fourmillement du geste qui additionne et remplace trait par trait le champ de l’écrit, qui estompe les mots sans les effacer, qui biffe les signes et rebrode les blancs, la page manuscrite se meut en un entrelacs palimpsestueux. Il devient alors impossible de reconstituer étape par étape le cheminement d’une œuvre entremêlant à la virgule près les structures du manuscrit à celles d’un dessin textural ne représentant que le paysage mouvant de son propre procès instaurateur. Le trait s’accrochant au signe, le blanc se nouant au noir; la surface de la feuille tramée de réglures imaginaires ou réelles s’épanouit dans la rectitude de la ligne et dans la courbe, contrecarrant la droiture imposée par l’écrit. Une nouvelle grammaire remplace peu à peu l’ancienne. Le texte original se dévoile à la vue tout en laissant entrevoir des bribes d’un – je ne sais quoi- de lui même. Il est toujours là sans l’être vraiment puisque dépourvu à jamais de ses codes de lisibilité. Une autre image de soi prend la place de la première, celle d’une main fouineuse superposant récits graphiques, tissant trame sur l’autre. En tant que concept, manipulé de la sorte, le texte retrouve ainsi son sens originel de textus, se libère cependant de toute charge évangélique ou biblique incrustée de par l’histoire dans l’étymologie même du mot.

Du côté de chez Proust, la rature travaille

Quand on est aussi attaché au caractère sensible du manuscrit, on ne peut pas ne pas se pencher sur ceux des autres. En visite à la Bibliothèque Nationale de France, Imed Jemaïel demande à voir les manuscrits d’écrivains. Très vite s’ouvrent à lui de nouvelles matrices incluant aussi bien Proust que d’autres auteurs de différentes époques et géographies. Aussi pratique soit-il, un format ne saurait limiter un corps bouillonnant, une main avide d’inscription et de traces. La reproduction de ces manuscrits sur papier format A3 désobstrue des voies jamais explorées et engage l’artiste dans un chemin autre. A la recherche non d’un temps perdu mais d’autres dispositifs d’écriture distincts de la sienne, l’artiste inaugure une autre série de pagigrammes. Les brouillons d’écrivains, on le sait, représentent la trace d’une pensée littéraire en gestation. Noircies de mots et de ratures, ces pages traduisent une lutte avec les mots, leur sens et sonorités ; leur ordre répond à des contraintes spécifiques du champ de l’écrit. La rature est donc une dérive nécessaire à la poïétique de la littérature et ne peut prétendre dans ce sens à aucune plasticité. Pour le plasticien, la rature ne saurait s’identifier à l’effacement et au ratage ni s’accorder à la tabula rasa et ses négations. IJ s’approprie la rature non seulement comme motif plastique répétitif, mais aussi comme une structure sous jacente, pouvant parfois agencer le tout de l’œuvre. La rature devient dans ce sens un des signes les plus distinctifs de la grammaire de l’artiste. En recourant à ces nouvelles matrices, Imed Jemaïel adopte de même le coloris du papier jauni du manuscrit et celui de l’encre utilisé par l’écrivain ; le sépia et d’autres couleurs entrent alors en jeu. Le texte source est donc de prime abord considéré comme une image composée de lignes, de blancs, de masses plus ou moins compactes, de ratures et de bordures. Les pagigrammes retrouvent à leur manière les sources iconiques de l’écriture

Etendues et bordures

Les formes de divers brouillons et de leur agencement sont maintenant mémorisées par l’artiste, leurs graphies gravées dans son corps. Des textes initiaux et initiateurs, il n’en gardera que le souvenir de leur charpente et du grouillement de leurs signes. Sur une grande toile déroulée apprêtée d’une teinte claire, à l’aide d’un stylo chargé d’acrylique liquide, il en simulera la présence abandonnant, de par l’étendue même de ce nouveau support, l’attitude corporelle du scribe ou de l’écrivain assis. Cette matrice de faux brouillon constituera la trame sur et entre laquelle l’artiste apposera ratures et d’autres linéaments. Trait par trait, d’abord à l’acrylique noir ou sépia, rouge, bleu, jaune, or à la suite, Imed Jemaïel s’empare de la surface et l’emplit d’une multitude de signes épousant la configuration de paragraphes tout en se dégageant partiellement d’eux. Certains signes profitent ainsi du blanc pour prendre leur envol et se mouvoir telles des graines se disséminant dans l’espace pour quérir des habitats propices pour le développement des futures pousses, convoquant par la même les signes issus des « peintures labourées d’étoiles » de Miro. Le graphisme de l’artiste se déploie ainsi en surface, prenant appui sur un texte manquant mais potentiellement présent, bourgeonne entre lignes et interlignes, pousse à travers noirs, croit dans les blancs jusqu’à conquérir les marges et les agrémenter d’ornements. Errant d’une ligne à l’autre, vagabondant entre paragraphes, se superposant à eux et se juxtaposant à lui-même, régulièrement ou par intermittence, le trait sillonne l’étendue de la toile, se plie et se replie, se dilate et s’épaissit, piste la trace du texte et courtise ses périphéries. A la fois prévisible et inattendue, sa croissance remue, elle invite l’ici et réclame l’infini.

Imed Jemaiel, dessin sur papier,29,7 x 42 cm, 2013
Imed Jemaiel, dessin sur papier,29,7 x 42 cm, 2013

De par leur palette réduite et leur clin d’œil aurifère, leur composition bordée, certains pagigrammes ne sont pas sans évoquer les pages de certains manuscrits enluminés de l’âge médiéval européen. Diversement, ils appellent aussi les Maqâmât (Livres des séances) ou d’autres ouvrages moraux, médicaux ou astronomiques réalisés à Bagdad au VIIIème siècle. S’ils sollicitent l’instant d’un regard le souvenir secondaire des livres d’Heures, bréviaires ou bestiaires, lettrines et ornementations, les pagigrammes n’obtempèrent cependant qu’à leur seul rythme, n’obéissent qu’à la cadence d’une main prise par l’écrit et éprise par le désécrit. Aucune morale, aucun savoir astronomique ou médical ne peut en être extrait. Tout au plus, d’eux, l’artiste a tiré une mémoire s’accommodant parfois de registres, de colonnes, d’autres fois de paragraphes, la rature faisant entre autres la différence.

Les bordures / encadrement de certains pagigrammes n’entrelacent ni fleurs et ni feuillages, n’entortillent ni oiseaux ni coquillages. Travaillés en résonnance à partir d’un autre répertoire iconographique, invitant notamment Miro et ses constellations, en traits plus fins et aériens, en une sorte de rupture graphique avec la surface qu’ils entourent, ces cadres    n’enferment pas pour autant la composition, puisqu’ils invitent le spectateur à lever le regard … pour s’y prêter mieux à la fouille, sans doute !

Nadia JELASSI
Artiste, enseignante à l’ISBAT
18 Mars 2014