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LA CULTURE N’EST PAS UNE DONNEE, C’EST UNE PROMESSE par Imed Jemaiel

LA CULTURE N'EST PAS UNE DONNEE, C'EST UNE PROMESSE

par Imed Jemaiel

La nature, dont on n’atteindra jamais l’hypothétique virginité, demeure une construction de l’esprit. Elle est si mêlée, si inféodée à la culture que toute tentative d’aborder quelque aspect de l’une sans se référer à quelque propriété de l’autre risque de nous détourner conjointement de l’une et de l’autre. Et nos propos qui ont préalablement divisé, sans pouvoir à la suite réunir, finiront à la poubelle du bavardage.

Bien qu’on soit si tenté d’aborder la culture dans son sens anthropologique, qui appréhende nos façons de manger, de se vêtir, de marcher, d’enterrer nos morts, etc. comme autant de faits culturels, assurant notre inscription singulière dans l’espèce humaine, au même titre que les arts et les humanités, il reste commode de s’en tenir au sens le plus commun et pour lequel des hommes politiques sous d’autres cieux ont institué l’auguste ministère de la culture.

Si en France, par exemple, c’est la culture qui a créé le ministère, en Tunisie, on s’évertue à expérimenter le sens inverse, et c’est le ministère qui a à charge de produire de la culture. Et à force que les artistes et les gens de culture se frottent au formulaire, l’art a fini par faire format et formule. Le ministère, ses couloirs et ses départements donnent le la. Un relent bureautique infuse dans nos aires et nos opus culturels.

Quittons formats, formules et formulaires, abandonnons les besoins et les manœuvres des institutions culturelles pour remonter à la source de l’institution du besoin de culture.

Au principe de l’art et de la culture se tient inextinguible le sentiment de notre finitude ; l’inaliénable mort fuse dans la trame complexe de la vie. Elle n’est pas à l’œuvre qu’à même nos corps, ou plus généralement à même le tableau des vivants, de l’amibe jusqu’aux primates ; elle s’implique aussi dans nos moindres artefacts et se laisse deviner dans l’infime texture de nos ouvrages spirituels. Elle est dans les interstices, entre les mots, entre les phrases et plus sournoisement, elle colonise les marges et les fonds perdus pour que quelque sens ou quelque figure émergente.

Au fondement des mythes et des temples, un socle commun : la mort. On avait à l’apprivoiser et par le mot et par la pierre. On avait à la conjurer et par des parures et par des prières.

Mais sous nos cieux, et à l’ère des maisons de la culture, que fait faire la mort à l’art et à la culture ?

Si nos maisons de la culture, nos strapontins, nos colonnes de journaux, etc. sont si macabres, c’est qu’ils se fourvoient dans de stériles manœuvres administratives alors qu’à leur principe il fallait tout déléguer au ministère de la mort.

Dans nos contrées, la mort est confisquée par une idéologie et des rites qui s’acharnent à la dévitaliser et à l’assainir de tout germe jugé subversif en l’inscrivant in fine dans l’ordre indiscutable de la volonté divine.

Combien de poèmes, de romans, d’œuvres et de manœuvres esthétiques sont restés dans les limbes et pour cause, des morts non foncièrement regrettés, non totalement perdus, car inéluctablement accueillis dans l’au-delà incorruptible.

En redonnant de l’intensité, de la visibilité à la mort, nos têtes et nos mains gagneront certainement en dextérité et en intelligence. Elles agiront lestement sous l’impulsion d’Éros au lieu de s’appesantir et de s’automatiser sous le poids d’une vie sans mystère et d’une mort sans vie.

Affrontons sans leurres cet inconfort existentiel suscité par la mort et ses signes avant-coureurs (souffrance, maladie, séparation, etc.) ; c’est paradoxalement ce sentiment tragique de la vanité qui distille ce ferment si essentiel et vital pour stimuler le désir de savoir et de culture.

Qu’on œuvre dans les champs des sciences ou de l’esthétique, qu’on dégage une loi physique ou qu’on mette en cadence les mots d’un poème, qu’on décode un génome ou qu’on instaure une œuvre d’art, démarche conceptuelle ou approche sensible, l’imaginaire des sciences ainsi que celui des arts puisent leur sève dans la même source d’affects, lesquels affects sont modulés par les mêmes interrogations existentielles, sont animés et transportés par le même sacro-saint Éros qui ne bat de l’aile que grâce au fécondant soutien de Thanatos !

Les idéologies de la transcendance promettent à l’homme soumis des paradis terrestres ou célestes, elles instruisent pour l’essentiel les motifs de la culture dominante. Entre l’homme et son semblable s’établit un médiocre commerce de chimères qui ne se confine pas hélas dans le registre abstrait des concepts, mais s’empresse à avoir raison de nos affects et de nos corps. Nos sens, nos perceptions, voire nos pensées, sont mis au pas et leur atrophie est mise au service de la moyenne statistique, de l’opinion générale et du goût commun. Les machines à reproduire le même, l’identitaire, le religieux, les automatismes, etc. fonctionnent à plein temps et à plein régime et ce n’est pas la culture des formats, des formules et des formulaires qui va les gripper !

Le ministère de la Culture dominante est fondamentalement un ministère de l’intérieur. Des instances de surveillance, sous couvert du tout sécuritaire, suivent de près les remous de l’intériorité, donc surtout pas d’épanchement ! pas de rêveries subversives ! pas de caution à la mort sauvage ! Et comme politique préventive, des agents de l’ordre et des commissaires de la culture distribuent des formulaires afin de neutraliser un Éros rebelle et formater un Thanatos agité.

Quand la métaphysique descend dans la physique, nos facultés défaillent, notre imagination se sclérose et la culture que nous produisons n’est pas qu’anémique et stéréotypée, elle envenime, car putréfiée et moisie. Les médecins de l’âme n’iront pas au bout de l’inventaire de ces pathologies occasionnées par les intoxications culturelles.

Sauvons-nous ! Sortons au grand air et nageons dans l’eau de jouvence des devenirs !

L’homme des devenirs, l’homme de transport vers le monde de l’Alter, aspire à une nouvelle culture. Il sait qu’il n’est pas, et qu’il a à être. Instamment, il vide le ciel et regagne son œil sauvage.

L’homme nouveau, de la culture qui pointe, abhorre le confort des reproductions identitaires, religieuses, langagières, etc. Il emprunte et expérimente les voies nomades et risquées du devenir. Il sort du lit mou et usé des somnolentes habitudes pour ex-sister, littéralement, c’est-à-dire sortir de soi.

Cette sortie hors-soi n’est envisageable que par ce geste existentiel complémentaire : accueillir ou être accueilli par l’autre. Pas nécessairement un alter ego ou notre semblable, si différent soit-il, mais aussi une altérité radicalement autre : un animal, une plante, un grain de sable, une quelconque manifestation phénoménale, aussi imperceptible, de prime abord, soit-elle.

Quand l’ici-bas recouvre ses forces vitales, longtemps étouffées, un grain de sable ou un brin d’herbe deviennent ses quasi-monuments nous révélant à notre mystère.

Dans la culture promise, ces minuscules et insignifiantes choses, tant piétinées par les dieux et les hommes, remuent notre fond affectif, ébranlent la syntaxe et appellent des images nouvelles, nous invitant ainsi à une promotion spirituelle.

Chers confrères, chères consœurs,

Tu traites un paysage ou un nu, tu t’adonnes à l’abstraction, tu photographies ou tu installes, tu recycles ou tu parodies ; rien de ce qui t’es donné à projeter ou à faire ne sera marqué du sceau de l’authenticité s’il n’est pas enclenché sur le mystère inviolable de l’existence. Rien de ce que tu exposes n’ira plus loin qu’un anodin remous de surface s’il n’incorpore dans ses plis cet interminable entretien qui t’associe à la mort et ses multiples avatars.

Chers confrères, chères consœurs,

Restaurons sa vigueur au génie de la mort. Restituons sa capacité d’enchantement à la nature. Ne nous laissons pas écraser par le ciel et laissons-nous bercer par les vertiges de l’infini.

Imed Jemaiel