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SCRIPTURER ET/OU COMPOSER par Aïcha Filali

L’usage de la lettre dans l’art n’est pas inédit ni très récent. L’écriture a investi toutes sortes de supports plastiques pour des motifs divers.

Au premier degré, il s’agissait d’ancrer l’image – par définition polysémique- dans le sens précis souhaité par l’artiste, en lui adjoignant du texte.

Dans le champ plastique, l’usage exclusif de l’écriture est revendiqué par plusieurs cultures ; la culture arabe en premier, du fait de la présumée interdiction de la figuration par l’islam qui lui est associé. Ce qui a engendré la prolifération de toutes sortes de pratiques graphiques jouant avec la lettre, traçant en même temps, des balises incertaines entre le décoratif et le plastique, voire le mystique.

Dans une tout autre épistémé, mais aussi proche de nous, celle de la peinture moderne occidentale et « consorts », la pratique des lettristes, mobilise de façon très diverse l’usage exclusif de l’écriture dans la peinture, et ce aussi bien dans la métropole, maison-mère de l’art du 20ème siècle, que dans les colonies- dont nous étions.

Certains de nos prédécesseurs arabes ont tellement étés séduits par cette orientation de l’art moderne, qu’ils ont fait de la-calligraphie-ancêtre-du-lettrisme, leur leitmotive et un cheval de bataille de paternité revancharde.

Nourri de tout cela et de bien d’autres références encore, Imed Jemaiel plante son décor dans ce magma non décanté.

Fasciné par l’écriture sur tous supports, dans tous ses états, explorant sans cesse toutes sortes de graphies manuscrites d’ici et d’ailleurs, Imed semble être né avec un traceur entre les doigts. Il remplit périodiquement des pages et des pages de son écriture….Exerçant inlassablement cette pulsion tenace sur tout format disponible. Ses scriptogrammes, (comme il aime à les nommer) témoignent d’une passion diffuse qui relie la main et l’esprit dans une filiation pas toujours attendue, et sans cesse déjouée, ne semblant avoir pour motif que d’assouvir ce désir sans cesse renouvelé, « d’une main, voire d’un corps ».

En 2014 il commet une première exposition personnelle en transposant son univers sur grand format. Mais « scripturer »  sur un papier de taille réduite, placé à même la table, est d’une tout autre nature que « composer » sur toile avec plus de 3 mètres de recul, en introduisant des éléments colorés de surcroît…Imed s’en est accommodé et sa première série a eu du succès.

Deux années plus tard voici qu’il récidive, nous proposant une seconde exposition personnelle, faite également « d’écriture-peinture ».

Face à cette récidive, et à l’occasion de cette seconde sortie en salle de l’artiste, ne peut manquer de surgir LA question :

– Allait-il « s’installer » ? comme certains de ses prédécesseurs qui creusent dans un sillon similaire ; surtout lorsque le succès est au rendez-vous.

Mais cette série d’un quinzaine de pièces, dont certaines arrivent au format imposant de 200 x 200 cm, semble témoigner du fait que le travail de I. Jemaiel porte en lui sa propre logique de dépassement.

Dans ce nouvel ensemble de toiles, l’artiste  aborde la surface blanche (parfois il travaille sur l’envers de la toile) en lançant des « éclaireurs » sous forme de taches, drippings (?) et autres bavures, qui vont « maculer » le support et servir de noyau, autour duquel va s’organiser son travail de fourmi. Ce travail méthodique fait de pavés, de registres et d’agglomérations diverses, est guidé par une esquisse de composition préalablement jetée sur un petit bout de papier, mais qui n’a aucun caractère d’obligation. Après les pavés, registres et colonnes « la fourmi » s’attaque aux marges et aux interstices de ces « villes graphiques », jusqu’à extinction des blanc (?) ; pas forcément. Car si dans quelques travaux, la graphie investit tout le support, la nouveauté c’est que dans les travaux récents de Imed, la nature a beaucoup moins horreur du vide, et certaines surfaces épurées fournissent la respiration nécessaire à l’ensemble configuré.

Face à ce travail, on peut se demander si cette profusion de signes est portée par un module de base qui serait dupliqué de multiples façons. Mais pour peu qu’on scrute plus profondément la nature de la graphie, on se rend compte que les traces du peintre sont diverses et que cette question de composition modulaire est complétement étrangère à ce travail qui s’apparente, non pas à un vocabulaire, mais relève du registre de la pulsion comme aime à le répéter son auteur. Pour preuve, dans la cuvée Jemaiel 2016, surgissent des motifs simulant des fragments de corps nus, difformes, qui se dérobent à l’analogie, dès qu’on tente de les fixer.

A la question relative aux choix chromatiques, Imed Répond avec le bonheur d’un enfant se faisant plaisir avec une nouvelle boite de couleurs, même si on relève toutefois des dominantes qui témoignent d’un certain souci d’harmonie.

Brassant des références multiples, des manuscrits arabes aux talismans, en passant par les feuillets de coran et autres documents enluminés, tout en laissant se déployer sa grande connaissance de l’art moderne et contemporain ; Imed a certainement évolué depuis qu’il a décidé d’entrer en art.

Mais lorsqu’on part de compositions préalables par rapport à une surface donnée, peut-on encore parler de pulsion ? De même, composer à un corollaire évident, c’est le souci d’harmonie. L’artiste la recherche-t-il ? que viennent faire ici les ratures qui sont « parodiquement rehaussées » de feuille d’or. Cette graphie n’étant pas une écriture, comment raturer un graphisme in-sensé ? Ces retours sur signes plastiques, relèvent plutôt des repentirs que des ratures, et leur présence pourrait être perçue comme visant une certaine harmonie décorative (?). Même si Imed Jemaiel  refuse farouchement toute analogie avec des factures à succès décoratives, facilement repérables dans notre univers visuel proche. Sans aller jusqu’à la caricature des artistes qui s’auto-reproduisent mécaniquement, reste que Imed, grand lecteur, et fin connaisseur de l’histoire de l’art moderne et contemporain, n’est pas indemne de certaines références plastiques et semble sans cesse rattrapé par ses connaissances.

L’intérêt de cette démarche, c’est que tout en évoluant, elle marque le chemin par une dimension réflexive qui dépasse le travail spécifique de Imed Jemaiel, pour concerner tous les artistes, qui creusent dans le même sillon et qui s’installent dans la durée.

Que le faiseur assouvisse ses désirs, aille dans le sens de ses pulsions…soit.

L’artiste s’exprime ; choisit, se trace un chemin fait de quelques éléments qu’il maîtrise, et de beaucoup d’autres qui lui échappent. Ainsi, Imed qui pense faire « l’école buissonnière dans la voie de cette littérature sauvage » ne peut rester encore régi par les distinctions traditionnelles mineur/majeur…

Peut-être que le comble de la subversion, ce serait paradoxalement d’admettre la dimension décorative contenue dans son travail, de la revendiquer jusqu’à ce qu’elle s’épuise dans un oubli organisé des références. La considérer comme une tare et la nier, ne fait que retarder l’échéance de sa disparition ; si désir il y a de la faire disparaître.

Par les temps incertains que nous vivons, ou les plus tourmentés, se demandent :

  • Où trouver du ressort quand on travaille au sein d’une scène artistique en perte de repères, où le moindre vitalisme fait Œuvre, et où se renouveler n’est pas forcément une qualité ?…
  • pour qui se renouveler ?…
  • pour ses pairs tiraillés entre des réseaux de snobisme et des officines douteuses où l’art se vend par facilités ; le tout sans discernement.
  • pour une critique d’art inexistante ?
  • pour un positionnement par rapport au grand marché globalisé de l’art, gangréné par les réseaux de l’argent
  • en somme pour qui Faire, pourquoi Faire, et que Faire

Face à tout cela, le meilleur atout de Imed Jemaiel c’est l’évidence de son geste scriptural, vécu comme une concrétion salvatrice qui lui permettra de sans cesse de s’engager dans des chemins qui feront sens… pour lui.

Aïcha Filali, Février 2016